Lectrice d’entre les lignes
Lectrice de parasol
Lectrice de format poche
Lectrice de bord de mer
Lectrice de pavés
Lectrice de plage 

 
  À vous toutes, l’équipe My Little Box dédie sa nouvelle de l’été.  
Elle est digitale pour être dévorée sur le pouce et se découpe en épisodes hebdomadaires tout l’été.
Sous les 16 plumes des auteures de l’équipe, vous découvrirez Nina, une âme vagabonde prête à dévorer l’horizon mais accablée par la quiétude d’un été trop sage… 
Son histoire ?
Elle commence maintenant.


Le bruit est assourdissant. Les explosions s'enchaînent sans fin dans la moiteur de cette soirée d'été, éclaboussant d'une lumière rouge et agressive les bateaux qui tanguent au port.
C'est le 14 juillet et Nina n'a pas le cœur à la fête. Elle est descendue pour quelques jours dans la vieille maison familiale à Sainte-Maxime mais regrette déjà cette idée. Besoin de changer d'air, l'impression d'étouffer partout.

Elle quitte le port pour rejoindre les ruelles plus fraîches et plus calmes. Ces derniers temps, elle saisit chaque occasion de marcher. Sa robe qui flotte dans l'air doux, la douce impression d'errer. Son esprit dérive vers des rêves d'ailleurs, de grands voyages, de contrées lointaines, de liberté… mais sa solitude la rattrape bien vite. Partir seule, quel intérêt sérieux ? Difficile de se sentir capable de quelque chose qu'on n'a jamais fait. Elle secoue la tête pour chasser ses idées d'aventures, résignée.

Elle tourne machinalement dans la rue Victor Margueritte pour rejoindre le boulevard des Quatre Vents. Le mistral agite ses cheveux noirs coupés à la garçonne. Elle sourit de l'ironie. Victor Margueritte, La Garçonne. Elle s'apprête à prendre le virage quand une affichette collée à la va-vite sur un mur couvert de tag attira son attention. C'est ce genre d'annonce avec des numéros à arracher en dessous. Elle s'approche pour lire l'unique phrase qui tient sur une ligne : “Cherche partenaire pour partir à l'aventure". Mais non.
 
  En dessous, il ne reste qu'un numéro, incomplet. La pluie semble avoir effacé le dernier chiffre.
1 chiffre à deviner, 10 possibilités. 
Nina s'empare du bout de papier. Après tout, pourquoi pas ? La coïncidence mérite qu'elle essaie, au moins un numéro au pif, comme ça, pour voir. 22 heures. Les gens ne sont pas couchés à 22 heures un 14 juillet. Elle sort son portable et compose le numéro qu'elle termina par 0. Une sonnerie, deux sonneries… Non mais je fais quoi là en fait ? Trois sonneries, quatre sonneries… Bon allez n'importe quoi, je raccroche. 
Soudain, une voix résonne dans son oreille.
 
  “Allô ?"




À l'autre bout du fil, c'est un festival de pétarades et de vrombissements. Un vacarme de ferraille qui n'a rien à voir avec le 14 juillet, mais qui fait sursauter Nina. Est-ce que je raccroche ou pas ?

12h, le lendemain. Elle se rend comme prévu sur la plage. Le soleil est au zénith et le sable très chaud sous ses pieds. Heureusement, Nina n'attend pas longtemps avant de reconnaître le son de la vieille bicoque qu'elle a entendu au téléphone. Un van jaune moutarde fait enfin son apparition et se plante aux abords de la plage, non sans être remarqué. Un van, un van quoi ! Mais l'aventure en fait.On le dirait tout droit sorti d'Instagram.

Soudain, une femme de petite taille fait irruption. C'est donc elle, sa future compagne de voyage ? Elle la regarde attentivement pour mieux se projeter quand la devanture de l'engin s'ouvre d'un coup… Le van se met à vomir des centaines de livres. Partout sur les étagères, des piles de bouquins cornés de toutes les couleurs et toutes les tailles. Sans décamper de son présentoir, l'excentrique propriétaire accueille Nina avec une accolade qui la fait presque passer par-dessus le zinc.

Nina n'a même pas le temps d'expliquer le quiproquo que déjà, la petite femme enchaîne. « Il en jette mon biblio-bus hein ? Allez, passe derrière le comptoir, c'est toi aux manettes cet après-midi. Tu as eu raison de me contacter. Prêter des livres sur la plage… C'est le meilleur job d'été, pas vrai ? » 

16h. Après quelques heures à s'occuper du stand, Nina finit par trouver ses marques et s'amuse même de sa toute nouvelle clientèle. Il y a la vieille dame au chapeau rouge qui n'a toujours pas levé la tête de son livre, la femme au cou long qui pleure une fois arrivée à la fin de son roman et l'homme au short bleu qui tente de cacher la couverture d'un album un poil olé-olé…. Mais ce qu'elle retient, c'est tous ces chefs-d'oeuvre du monde entier, l'auteur jamaïcain en haut à gauche de l'étagère, le guide du Sri-Lanka à vélo dans les bacs en bas, et le journal de la première femme qui a fait le tour du monde à moto, posé sous le comptoir. Je n'ai pas trouvé la bonne personne, se dit-elle, mais c'est un signe. Une bouffée d'inspiration, l'envie de partir ailleurs décuplée, elle compose à nouveau le numéro, qu'elle termine par le chiffre 1 cette fois. Une sonnerie, deux sonneries…
Trois sonneries.
“Allô ? Oui ? Deux minutes, j'arrive."

La voix est grave, le ton agacé. Il a l'air pressé. Nina a l'impression d'entendre un mélange de son oncle aigri et son ordure de directeur de thèse. L'angoisse.

“C'est pour quoi ?"

Le souffle coupé, elle bafouille à toute vitesse qu'elle a lu l'annonce pour partir à l'aventure et lui demande s'il en est l'auteur.

"Partir à l'aventure ? Mais vous me chantez quoi là ? s'esclaffe l'homme au bout du fil. 

Nina tente d'expliquer son envie de changement, en vain.

- Moi je suis chauffeur de taxi ma p'tite dame, autant vous dire que j'en trimballe des gens, mais toujours d'un point A à un point B, sans dévier de mon itinéraire. Les gens qui dévient c'est la lie de la société. Et puis perdre son temps à chercher un inconnu… surtout quand on est une femme ! Quelle idée ! Faites comme tout le monde, restez à la maison, faites des mômes et surtout, faites pas chier", lâche-t-il d'une traite avant de lui raccrocher au nez.
   

Alors là. Quel connard.
D'impuissance et de rage, Nina balance son téléphone dans son sac de plage. Ce mec est un abruti de sexiste, ne le laisse pas te faire douter, tu as le droit de partir, répète-t-elle dans sa tête pour essayer de se convaincre.
Assise sur la Plage du Centre Ville, elle enfonce ses orteils crispés dans le sable chaud, remuant au passage petits bouts de coquillages et morceaux de bois flotté.

Derrière un pâté de sable à moitié écrasé, une bande d'ados écoute Aya Nakamura en descendant des bières. Mais pourquoi j'arrive pas à faire comme eux ? Lâcher prise. En face, la dernière navette venant de Porquerolles longe la plage. La lumière brûlante de la journée est lentement en train de laisser place à une douce lueur dorée.
Profite de tes vacances et cesse de geindre Ninouche. Essayer d'être heureuse, c'est déjà une aventure, s'intime-t-elle.  

Soudain, un petit bruit qu'elle avait oublié depuis son arrivée à Sainte-Maxime la tire de ses questionnements existentiels.
C'est un texto, d'un numéro inconnu.   


“Chhhut !" lui fait sa voisine de plage, une petite dame grassouillette avec un bonnet de bain, le nez dans son horoscope de l'été.
Il fait encore bon. Nina traverse la plage et se réfugie dans la baraque à frites pour lire le mystérieux texto.

“Slt, c'est Alexandre ! On s'est rencontré hier au bar et on parlé toute la soirée ! J'ai flashé sur toi et je suis chaud pour partir avec toi en Mongolie ! Rappelle-moi stp." 

Wow. Frisson d'excitation. Sauf que... Elle ne l'a jamais rencontré ce gars, et encore moins été dans un bar hier soir. Le rappeler ? Tenter le truc en se faisant passer pour celle qu'il a rencontré ? Ils pourraient partir à l'aventure ensemble… 

Nouveau texto sur l'écran :
“Oups, mauvais numéro. Désolé du dérangement."
 

Retour à la case départ.
Mais si ça arrive à d'autres, pourquoi pas à moi ? Faut continuer !  Déterminée, elle compose le numéro de départ en le terminant cette fois-ci par un 2. Boum boum. Une sonnerie. Boum boum. Deuxième sonnerie. Quand même Nina, d'habitude tu dois te forcer pour prendre un rendez-vous chez le médecin par téléphone et te voilà à composer des numéros inconnus… Bravo, t'es fière de toi ?

“Allô ?" Voix fluette. Nina ne s'étonne pas et explique posément - elle commence à se roder ! - qu'elle appelle pour l'annonce sur le mur, et pour retrouver son ou sa futur·e partenaire de voyage. 
“Mais t'es qui ?" Attend, mais c'est un gosse. Un gosse ! 6 ans max. Qu'est-ce qu'il fait avec un téléphone dans les mains à cet âge-là ?

“Et pourquoi tu veux partir ? T'es pas bien là ? T'es pas chez toi ? C'est où chez toi ? Je comprends pas !" C'est parti pour une avalanche de questions. Ces questions douces-amères qui amènent des souvenirs, des sourires, des rires mais qui agacent aussi, qui émeuvent, qui tiraillent.
 

“Et puis pourquoi tu appelles ici si tu connais pas le numéro ? Tes parents ils t'ont jamais dit de pas partir avec des gens que tu connais pas ?"
Bizarrement, il marque un point le petit. Nina n'a même pas le temps de chercher ses mots pour lui répondre, qu'il continue de l'assommer avec ses questions bêtes-mais-pas-si-bêtes.

T'as pas d'amis ? Tu viens d'où ? Et puis tu veux aller où au fait ? Parce que le monde, ils disent tous que c'est très très grand hein. C'est pas comme ma chambre, par exemple. Ma chambre tu peux aller du lit à la cabane à jouets en fermant les yeux. Et tu vas dormir comment là-bas si t'es pas dans ton lit ? Et comment tu vas emmener tous tes doudous ? Moi je prendrais les jouets que j'ai chourré à ma soeur. Mais elle l'a pas vu. Tu le dis pas hein ? Hein ? Pourquoi tu parles plus ?"

Douche froide. Toutes ces questions si simples et pourtant fondamentales qu'elle ne s'est jamais posées : serait-elle capable de sortir de sa zone de confort ? A qui pourra-t-elle faire confiance ? Que devait-elle emmener ou laisser ? De quoi a-t-on besoin quand on part voyager ? Où aller… et pendant combien de temps ? 
Soudain, à l'autre bout du fil, une voix de femme moitié exaspérée moitiée inquiète la tire de ses inquiétudes : “Paul ? Paul ! Mais tu fais quoi avec mon portable, tu parles à qui ?" “Personne maman, je la connais pas, moi.", “Mais enfin, faut pas parler aux inconnus comme ça ! Lâche ce téléphone ! Lâ-"
BIP BIIIP. Elle a raccroché.
Je fais quoi maintenant ?


Il reste encore 7 possibilités à Nina pour retrouver son mystérieux compagnon de voyage et partir découvrir de nouveaux horizons.
Essai n°4. Elle compose à nouveau le numéro, qu’elle commence à connaître par coeur, et ajoute le chiffre 3 à la fin.
Ca sonne. Un bip, deux bip, trois bip. 

"Allo ?
C’est un homme, il doit avoir à peu près son âge, à en croire le timbre de sa voix.
- Bonjour, excusez-moi de vous déranger, je m’appelle Nina et je me permets de vous contacter car j’ai trouvé une annonce à Sainte-Maxime pour…, il lui coupe la parole net après ces quelques mots. 
- Nina ? Nina de Sainte-Maxime ? Comme la Nina chez qui j’ai passé de sacrés étés quand on était gosses ? 

Alors ça. Nina y croit à peine. Elle vient d’appeler par hasard Maximilien, son pote d’enfance avec qui elle passait tous ses étés dans sa maison de vacances. Tout lui revient soudain à la mémoire : les centaines de châteaux de sable qu’ils ont bâtis, les piscines d’eau salée qu’ils ont creusées sur la plage, les tonnes de tartines qu’ils se sont enfilées au 4 heures, et surtout, les histoires de mamie Odette avant de dormir.

Apparemment, Maximilien, lui, n’avait rien oublié. 

- Qu’est ce que c’était cool ! Et ta mamie Odette, elle va bien ? Je me rappelle de ses histoires chaque soir avant d’aller dormir. Et tu sais quoi, ton histoire de compagnon de voyage, ça ne m’étonne même pas. Tu réclamais toujours qu’elle nous conte ses voyages de dingue à travers le monde, et tu voulais toujours jouer à l’exploratrice. J’te jure, à la fin de l’été j’en pouvais plus de nos remakes de Bernard et Bianca.” 



Moi, une exploratrice ? Alors ça, Nina ne s’en était jamais sentie l’âme. Sans doute un rêve d’enfant qu’elle avait peu à peu refoulé, par souci de conformisme, pour rentrer dans le moule à l’adolescence et ne pas faire de vagues. Après ça, elle a voulu être vétérinaire puis docteur. Rien d’inhabituel.  En fait, ce coup de téléphone, c’est exactement ce dont elle avait besoin. Le coup de fouet qu’il lui fallait pour composer le prochain numéro : 06 80 ...

 
Rendez -vous la semaine prochaine pour le chapitre 6 !